Vers une gouvernance intégrée des exigences - Dépasser les silos des approches By Design
Les organisations doivent composer aujourd'hui avec différentes approches By Design : Privacy by Design, Security by Design, Data by Design, Analytics by Design, IA by Design : toutes prétendent intégrer leurs exigences "dès la conception". Pourtant, leur développement en silos génère frictions, redondances et conflits opérationnels. Cette fragmentation révèle un malentendu fondamental. Ces approches ne constituent pas des corpus d'exigences parallèles, mais des facettes complémentaires d'un même défi : maîtriser les processus transverses de gestion des données. Collecte, transformation, analyse, diffusion - ces étapes concen-trent naturellement toutes les exigences "By Design". Face à cette réalité, l'article plaide pour une gouvernance intégrée fondée sur les flux de données plutôt que sur la coordination des fonctions. Cette approche processuelle permet de concilier protection, performance et innovation sans les opposer, en reconnaissant qu'elles s'appliquent aux mêmes objets techniques aux mêmes moments critiques.
GOUVERNANCE DES DONNÉES
Charles Ngando Black
8/13/20257 min temps de lecture
1. L'illusion de la spécialisation
Le faux problème de la coordination
Dans une grande compagnie d'assurance, le projet de scoring anti-fraude patine depuis des mois. Le DPO exige une pseudonymisation qui complique la détection de patterns. Le RSSI impose un cloisonnement qui freine les analyses croisées. Le Chief Data Officer réclame une traçabilité exhaustive des transformations. L'équipe IA doit démontrer l'absence de biais discriminatoires. Chacun défend ses impératifs, chacun a raison dans son domaine, mais le projet n'avance pas.
Cette situation se répète dans toutes les organisations confrontées à la multiplication des approches "By Design". On multiplie les instances de coordination, on organise des comités transverses, on tente d'arbitrer entre des exigences présentées comme concurrentes. Mais ces efforts restent superficiels car ils traitent les symptômes organisationnels sans s'attaquer à la cause profonde.
La genèse des silos
Les démarches By Design n'émanent pas d'un plan global, mais de réponses successives à des préoccupations spécifiques. Privacy by Design naît dans les années 1990 des travaux d'Ann Cavoukian sur la protection des droits fondamentaux. Security by Design émerge de l'ingénierie logicielle pour traiter la sécurité comme une composante architecturale. Data by Design répond à l'explosion des volumes et à la nécessité de maîtriser qualité et traçabilité. Analytics by Design vise la reproductibilité et l'explicabilité des analyses. IA by Design, le dernier né, se structure autour de l'équité et de la robustesse algorithmique.
Chaque approche développe ses principes, ses référentiels, ses outils, ses rôles. Privacy et Security bénéficient d'une formalisation avancée, portées par des cadres réglementaires contraignants. Data, Analytics et IA restent en structuration, avec des niveaux de maturité inégaux selon les organisations.
Cette genèse séparée masque une réalité simple : toutes ces "exigences spécialisées" s'appliquent aux mêmes processus fondamentaux de gestion des données.
2. La révélation du substrat commun
Quand les silos se heurtent à la réalité technique
Reprenons l'exemple du scoring anti-fraude. Derrière les débats d'experts se cache une vérité prosaïque : toutes les exigences portent sur les mêmes pipelines de données. L'ingestion des transactions, l'enrichissement par les historiques client, la transformation en variables prédictives, l'entraînement des modèles, le déploiement en production - chaque étape concentre simultanément les enjeux de protection, sécurité, qualité, explicabilité et équité.
La pseudonymisation (Privacy) et le chiffrement (Security) s'appliquent aux mêmes flux de données personnelles. La traçabilité des transformations (Data) et la reproductibilité des analyses (Analytics) documentent les mêmes calculs. La détection de biais (IA) et la validation statistique (Analytics) s'appuient sur les mêmes tests de cohérence.
Ces exigences ne s'opposent pas : elles convergent naturellement sur les processus opérationnels. Leur fragmentation organisationnelle crée une complexité artificielle qui occulte leurs synergies potentielles.
Dans la majorité des cas, ces exigences ne sont pas concurrentes : elles se complètent et se renforcent mutuellement. Une pseudonymisation bien conçue (Privacy) réduit l’exposition des données en cas de faille, renforçant la posture de sécurité (Security). La traçabilité fine des transformations (Data) facilite à la fois l’explicabilité des modèles (Analytics et IA) et la détection proactive des anomalies (Security). Dans une gouvernance intégrée, chaque exigence devient à la fois un garde-fou et un levier pour les autres, transformant un potentiel terrain de friction en cercle vertueux.
Concrètement, cette traçabilité documente chaque étape de traitement : formats, règles métier, enrichissements, variables créées. Lorsqu’un modèle produit un résultat contesté ou inattendu, ces métadonnées permettent de retracer instantanément le cheminement complet de l’information, d’identifier les transformations déterminantes et d’en fournir la justification. Cette documentation native évite les reconstructions a posteriori, réduit le délai de réponse aux audits et améliore la confiance dans les résultats.
Toutefois, certaines situations imposent de véritables arbitrages entre exigences qui, cette fois, se révèlent antagonistes. Un cloisonnement strict des données (Security) peut limiter la représentativité des échantillons (IA) ; une pseudonymisation avancée (Privacy) peut nuire à la performance d’un modèle de détection de fraude. Ces tensions doivent être traitées sur la base de critères explicites : hiérarchie des risques, impact sur la valeur métier, réversibilité technique. Ainsi, on pourra retenir une pseudonymisation partielle combinée à un chiffrement renforcé, ou mettre en place des environnements de test sécurisés où les données sont temporairement regroupées avant suppression automatique. L’objectif n’est pas de trouver un compromis par défaut, mais de choisir la configuration qui maximise simultanément conformité, performance et pertinence opérationnelle.
Le cycle de vie comme grammaire commune
Toute donnée suit un parcours structuré que l'on peut décomposer en cinq phases :
Collecte et ingestion : applications, capteurs, API, imports alimentent les systèmes. Cette phase concentre les enjeux de consentement (Privacy), de chiffrement en transit (Security), de validation des schémas (Data), de traçabilité de l'origine (Analytics) et de représentativité des échantillons (IA).
Stockage et organisation : bases, lacs et entrepôts de données structurent l'information. Ici convergent le chiffrement au repos (Security), les contrôles d'accès (Privacy), la classification (Data), la documentation des structures (Analytics) et la ségrégation des données sensibles (IA).
Transformation et enrichissement : nettoyage, agrégation, jointures et calculs préparent les données à l'usage. Cette étape critique cumule pseudonymisation (Privacy), audit des transformations (Security), validation des règles métier (Data), documentation de la reproductibilité (Analytics) et détection des biais introduits (IA).
Analyse et modélisation : reporting, machine learning et intelligence artificielle extraient la valeur. Les exigences d'explicabilité (Privacy), de tests de robustesse (Security), de mesure de la qualité (Data), de validation statistique (Analytics) et de non-discrimination (IA) s'entremêlent naturellement.
Diffusion et consommation : dashboards, API, exports et intégrations délivrent les résultats. Anonymisation (Privacy), monitoring des accès (Security), contrôle des droits d'usage (Data), documentation des limites d'interprétation (Analytics) et audit des décisions automatisées (IA) s'appliquent aux mêmes canaux de diffusion.
Cette décomposition révèle l'évidence : les approches "By Design" ne constituent pas des domaines séparés mais des dimensions interdépendantes d'une même réalité opérationnelle.
3. Vers une approche processuelle intégrée
Changer de paradigme
Plutôt que de coordonner des exigences développées en silos, il convient de repenser la gouvernance autour de son objet central : les processus de gestion des données. Cette approche processuelle repose sur trois principes fondateurs.
Premièrement, la primauté des flux sur les fonctions. La gouvernance s'organise d'abord autour des processus de données, les expertises spécialisées intervenant comme ressources sur ces processus communs. Deuxièmement, l'intégration native plutôt que la coordination externe. Au lieu d'arbitrer a posteriori entre des exigences développées séparément, on intègre dès la conception toutes les dimensions dans les processus. Troisièmement, l'outillage unifié sur substrat commun. Plutôt que des outils spécialisés par domaine, on développe des plateformes transverses capables de traiter simultanément les multiples dimensions.
L'architecture de la convergence
Cette vision se concrétise par une architecture de gouvernance en quatre niveaux. Au niveau fondamental, la cartographie exhaustive des processus de données identifie les flux, documente les transformations, localise les points de contrôle critiques. Au niveau conceptuel, une matrice d'exigences mappe systématiquement les dimensions Privacy/Security/Data/Analytics/IA sur chaque processus, identifie les synergies et tensions, définit les critères d'arbitrage explicites.
Au niveau technique, un outillage intégré enrichit les métadonnées de toutes les dimensions (sensibilité, qualité, lignage, biais), automatise les contrôles multi-dimensionnels, unifie les tableaux de bord pour le pilotage transverse. Au niveau organisationnel, une gouvernance opérationnelle structure les comités par domaine de données (clients, produits, transactions) plutôt que par fonction, mobilise l'expertise spécialisée en support des processus plutôt qu'en silos, mesure simultanément conformité, sécurité, qualité et performance.
Le rôle pivot de l'architecture des données
Dans cette approche, l'architecte des données devient naturellement un rôle central car il maîtrise la vision d'ensemble des processus techniques. Son périmètre s'enrichit : design des flux intégrant nativement toutes les exigences, arbitrage technique entre exigences concurrentes, pilotage de l'outillage transverse.
Mais cette centralité technique doit s'articuler avec une coordination transverse impliquant tous les responsables de la gestion des données : sécurité, accès, exploitation, qualité, conformité. Chaque expertise garde sa responsabilité propre tout en contribuant à la vision d'ensemble des processus.
Le Chief Data Officer n'endosse pas une responsabilité supérieure aux autres mais anime cette coordination. Il facilite le dialogue entre les expertises, aide à identifier les synergies et arbitre les tensions qui ne peuvent se résoudre au niveau technique.
4. Conclusion : du symptôme à la cause
La multiplication des approches "By Design" révèle moins un besoin de coordination organisationnelle qu'une nécessité de repenser la gouvernance autour de son objet central : les processus transverses de gestion des données. Cette approche processuelle ne diminue pas l'importance des expertises spécialisées, mais les repositionne comme dimensions complémentaires d'une même exigence de maîtrise.
Elle permet de passer d'une logique défensive de mise en conformité à une approche intégrée créatrice de valeur. Privacy, Security, Data, Analytics et IA by Design cessent d'être des contraintes concurrentes pour devenir les facettes d'un design unifié, pensé dès l'origine pour concilier protection, performance et innovation.
Cette transformation n'est pas qu'organisationnelle : elle suppose une évolution technique et culturelle profonde. Mais elle seule permet de tenir la promesse du numérique responsable : concilier innovation, performance et respect des exigences fondamentales, non par compromis laborieux mais par design intégré.
Références bibliographiques
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