Typologie raisonnée des grandes approches de gouvernance des données

Cet article présente une typologie raisonnée des principales approches de gouvernance des don-nées, fondée non sur leur structure ou leur périmètre d'action, mais sur la logique qui les guide. Sept approches sont distinguées : administrative, structuration de la connaissance, déploiement distribué, métier/fonctionnelle, stratégique/patrimoniale, systémique (par les capacités), et inté-grée par la connaissance. Chacune est analysée à travers son principe directeur, les composants qu'elle mobilise, l'impact visé, ainsi que ses atouts et limites. Cette grille d'analyse offre un outil nuancé pour orienter les choix de gouvernance en tenant compte des tensions inhérentes et des conditions de mise en œuvre.

GOUVERNANCE DES DONNÉES

Charles Ngando Black

8/6/20256 min temps de lecture

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1. Introduction

L'article précédent a mis en lumière la diversité des approches de gouvernance des données et les limites des classifications traditionnelles. Ce nouvel article propose une typologie raisonnée, centrée sur la logique directrice de chaque approche.

Mais qu'entendons-nous par « logique directrice » ? Il s'agit du principe organisateur qui structure l'ensemble de l'approche - ce qui lui donne sa cohérence interne et détermine ses modalités d'action. Cette logique n'est pas neutre : elle porte en elle une vision de ce que sont les données, de leur rôle dans l'organisation, et de la manière dont elles doivent être gouvernées. Comprendre ces logiques permet de dépasser les débats techniques pour saisir les enjeux fondamentaux de chaque approche.

2. Les sept grandes approches et leurs tensions constitutives

Les approches de gouvernance des données révèlent chacune une tension fondamentale entre leur ambition et leurs limites intrinsèques. L'approche administrative, première historiquement, cherche à encadrer l'usage des données par des rôles, règles et processus formalisés. Adoptée naturellement dans les environnements réglementés où la conformité est primordiale, elle s'incarne dans les cadres COBIT et ISO 38500. Mais cette recherche d'ordre porte en elle le germe de sa propre limite : plus les règles se multiplient pour tout contrôler, plus le risque grandit de créer une bureaucratie déconnectée des usages réels, une gouvernance respectée en apparence mais contournée en pratique.

Face à cette rigidité, l'approche de structuration de la connaissance propose une voie différente. Plutôt que d'imposer, elle cherche à décrire, organiser et rendre accessible le savoir sur les données. Glossaires, dictionnaires et cartographies deviennent les instruments d'un langage commun, comme l'illustrent les référentiels DCAM. Pourtant, cette approche se heurte à un paradoxe cruel : plus on documente, moins on lit. L'accumulation de documentation peut créer une "illusion de gouvernance" où l'existence d'artéfacts remplace leur utilisation effective. La valeur ne réside pas dans la documentation elle-même mais dans son appropriation.

Le déploiement distribué, incarné par le concept de Data Mesh de Zhamak Dehghani, représente une rupture plus radicale. Cette approche responsabilise chaque domaine métier sur ses propres données, transformant la gouvernance en une fédération de "produits de données" autonomes. L'agilité et la proximité ainsi gagnées sont séduisantes, mais la dialectique autonomie-cohérence révèle vite ses tensions : chaque gain en autonomie locale peut représenter une perte en cohérence globale. Comment maintenir une vision d'ensemble sans recréer la centralisation qu'on cherchait à éviter ?

L'approche métier ou fonctionnelle choisit un angle plus pragmatique. Elle intègre la gouvernance directement dans les processus opérationnels, via indicateurs et tableaux de bord, comme le prône le Lean Data Governance. Sa force réside dans cette proximité immédiate avec les usages, produisant des résultats tangibles et visibles. Mais cette efficacité locale devient aussi sa prison : les silos d'excellence créés peinent à communiquer, et l'optimisation de chaque partie ne garantit pas celle du tout.

À l'opposé de ce pragmatisme local, l'approche stratégique ou patrimoniale prend de la hauteur. Elle considère les données comme des actifs stratégiques à valoriser, mobilisant feuilles de route et cartographies pour aligner la gouvernance sur les objectifs d'entreprise. Cette vision, souvent portée par les directions générales, assure légitimité et moyens. Mais comment traduire cette abstraction en actions concrètes ? Comment mesurer la valeur d'un actif informationnel ? Le pont entre stratégie et exécution reste souvent fragile.

L'approche systémique tente de résoudre ces tensions par la construction d'une capacité organisationnelle mesurable et évolutive. Les modèles de maturité comme DAMA-DMBOK ou CMMI-DMM offrent une vision structurée de la progression, des référentiels pour évaluer et guider. Cette sophistication apporte rigueur et vision holistique, mais peut devenir un piège : la tentation est grande de confondre la carte avec le territoire, de se perdre dans l'évaluation plutôt que dans l'action.

Enfin, l'approche intégrée par la connaissance représente une synthèse ambitieuse qui cherche à infuser la connaissance des données dans tous les aspects organisationnels - projets, opérations, décisions, risques, contrôles. Elle vise une transformation profonde des pratiques, un ancrage dans le quotidien qui dépasse les clivages traditionnels. Mais cette ambition transversale exige une orchestration complexe, une gouvernance elle-même évolutive, et surtout une capacité rare à maintenir la cohérence dans le changement permanent.

3. Analyse comparative et conditions de mise en œuvre

L'analyse comparative de ces sept approches révèle des logiques profondément différentes, chacune mobilisant des leviers spécifiques pour atteindre des objectifs distincts.

L'approche administrative et l'approche de structuration de la connaissance partagent une volonté d'ordre, mais divergent dans leur méthode. La première impose des règles et des processus formels, visant la conformité et la réduction des risques à travers des comités et des politiques. Elle excelle dans la clarification des responsabilités mais court le risque constant de la bureaucratisation. La seconde, plus subtile, cherche à créer un langage commun via glossaires et cartographies. Son ambition est de réduire l'ambiguïté sémantique, mais elle se heurte au paradoxe de la documentation non utilisée.

Le déploiement distribué et l'approche métier privilégient tous deux la proximité avec les usages, mais à des échelles différentes. Le Data Mesh responsabilise des domaines entiers, créant des produits de données autonomes avec leurs propres contrats d'usage. Cette autonomie favorise l'agilité et la scalabilité, au prix d'un risque de fragmentation. L'approche métier, plus modeste dans son périmètre, intègre la gouvernance directement dans les processus opérationnels via indicateurs et tableaux de bord. Elle produit des résultats tangibles immédiats mais peine à dépasser les optimisations locales.

L'approche stratégique se distingue par son positionnement au niveau de la direction. Elle considère les données comme des actifs à valoriser, mobilisant feuilles de route et cartographies d'actifs pour aligner la gouvernance sur les objectifs d'entreprise. Cette vision globale assure un sponsorship fort mais peut rester abstraite, peinant à se traduire en actions concrètes.

L'approche systémique, incarnée par les modèles DAMA-DMBOK ou CMMI-DMM, construit une capacité organisationnelle mesurable. Ses référentiels de capacités et modèles de maturité offrent une vision holistique et une progression structurée. Mais cette sophistication peut devenir un piège, la complexité des modèles risquant de prendre le pas sur l'action.

Enfin, l'approche intégrée par la connaissance représente une synthèse ambitieuse. Elle cherche à infuser la connaissance des données dans tous les aspects de l'organisation - architecture, processus, décisions. Cette transversalité permet un ancrage profond dans le quotidien, mais exige une orchestration complexe et une gouvernance elle-même évolutive.

4. Pour une lecture dynamique des approches

Ces approches ne sont pas des options mutuellement exclusives mais des logiques qui peuvent - et souvent doivent - coexister. Leur articulation dépend de plusieurs facteurs contextuels :

La maturité organisationnelle détermine la capacité d'absorption. Une organisation peu mature bénéficiera d'abord d'une structuration administrative avant d'envisager des approches distribuées.

La culture d'entreprise influence l'acceptabilité des approches. Une culture hiérarchique s'accommodera mieux de l'approche administrative, tandis qu'une culture entrepreneuriale privilégiera les approches distribuées.

Le contexte réglementaire impose certains choix. Les secteurs fortement régulés ne peuvent faire l'économie d'une dimension administrative solide.

La complexité de l'écosystème data oriente vers certaines approches. Un écosystème simple peut se satisfaire d'une approche métier, tandis qu'un écosystème complexe nécessitera une approche systémique.

5. Les chemins d'évolution

Plutôt que de choisir une approche, les organisations suivent des trajectoires d'évolution. Trois patterns émergent de l'observation des pratiques :

Le chemin de la structuration progressive : partir de l'administratif pour construire les fondations, enrichir par la connaissance, puis évoluer vers le systémique. C'est le parcours des organisations traditionnelles en transformation.

Le chemin de l'agilité métier : commencer par des succès métiers locaux, les fédérer progressivement, puis construire une approche distribuée. C'est la voie des organisations nativement digitales.

Le chemin de l'ambition stratégique : partir d'une vision patrimoniale portée par la direction, la décliner en capacités systémiques, puis l'ancrer dans les pratiques. C'est l'approche des organisations en rupture.

6. Conclusion

Cette typologie propose une lecture nuancée de la gouvernance des données, reconnaissant la légitimité et les limites de chaque approche. Elle invite à dépasser les oppositions simplistes pour embrasser la complexité des enjeux.

La gouvernance des données n'est pas un problème à résoudre mais une tension à gérer - entre contrôle et agilité, local et global, stabilité et évolution. Comprendre les logiques à l'œuvre permet de faire des choix éclairés, non pas pour éliminer ces tensions mais pour les rendre productives.

Le prochain article explorera comment orchestrer ces différentes approches selon le contexte organisationnel, en proposant des modèles d'articulation et des critères de décision pour construire une gouvernance adaptée et évolutive.

Bibliographie

CMMI Institute. (2014). Data Management Maturity (DMM) Model. CMMI Institute.

DAMA International. (2017). The DAMA Guide to the Data Management Body of Knowledge (2 éd.). Technics Publications.

Dehghani, Z. (2022). Data Mesh: Delivering Data-Driven Value at Scale. O'Reilly Media.

EDMC. (2017). DCAM – Data Management Capability Assessment Model. Enterprise Data Management Council.

ISACA. (2018). COBIT 2019 Framework: Governance and Management Objectives. ISACA.

ISO/IEC. (2015). ISO/IEC 38500:2015 - Information technology - Governance of IT for the organization. International Organization for Standardization.

Ngando Black, C. (2025). Connaissance des données – L'art d'opérationnaliser la gouvernance des données. Management & DataScience.