Quand l’autonomie ne suffit plus : intégrer les initiatives locales dans une gouvernance d’ensemble

L'autonomie locale est souvent à l'origine des premières pratiques de gouvernance des données. Portées par des équipes métiers ou des projets spécifiques, ces initiatives permettent d'initier des règles, des dictionnaires ou des contrôles dans des contextes ciblés. Mais à mesure que les usages s'étendent, que les données deviennent critiques ou que les exigences de conformité se renforcent, cette autonomie atteint ses limites. Cet article examine les signes de bascule, les situations où l'intégration devient nécessaire, et les modalités pour articuler les gouvernances locales dans une structure d'ensemble. Car structurer la convergence ne signifie pas recentraliser, mais construire une cohérence capable de porter la complexité collective.

GOUVERNANCE DES DONNÉES

Charles Ngando Black

8/13/20258 min temps de lecture

aerial view of city buildings during night time
aerial view of city buildings during night time

1. Introduction

Les initiatives de gouvernance des données ne naissent pas toujours d'une volonté stratégique clairement formulée. Elles émergent souvent de manière autonome, pour répondre à des besoins immédiats : sécuriser une base marketing, fiabiliser des indicateurs financiers, structurer un dictionnaire produit. Ces démarches, menées localement par des équipes métier ou IT, s'inscrivent dans des logiques tactiques ou opérationnelles et démontrent leur valeur sans attendre un cadre global.

Cette autonomie, loin d'être un défaut, constitue fréquemment un levier de transformation. Elle permet d'agir vite, de s'adapter aux spécificités d'un contexte, et de produire des effets visibles sur le terrain. Elle est, dans bien des cas, à l'origine même de la structuration progressive d'une gouvernance des données à l'échelle.

Cependant, cette autonomie atteint ses limites lorsque les usages, les risques ou les interdépendances dépassent le périmètre initial. L'absence de convergence entre ces initiatives peut alors compromettre leur efficacité : incohérences entre référentiels, décalage entre pratiques et exigences réglementaires, incapacité à soutenir une stratégie de valorisation plus large.

Un phénomène observé dans de nombreuses organisations illustre cette tension : les initiatives locales, souvent perçues comme de simples processus techniques, peinent à démontrer leur valeur stratégique. Cette déconnexion des objectifs globaux de l'entreprise fragilise leur position et limite leur capacité à évoluer vers une gouvernance d'ensemble.

Cet article s'intéresse à ces situations de bascule. Il explore les signes annonciateurs d'une autonomie devenue insuffisante, les critères de passage vers une gouvernance plus structurée, et les modalités d'articulation entre dynamiques locales et cadre global. Car intégrer les initiatives ne signifie pas les centraliser, mais créer les conditions d'une cohérence partagée, capable de soutenir la complexité des environnements actuels.

2. Les limites d'une autonomie locale non articulée

Dans de nombreuses organisations, les premières actions sur les données émergent là où les besoins sont les plus pressants. La structuration d'indicateurs dans un service financier, la création d'un référentiel produit dans une direction marketing, ou la mise sous contrôle de données critiques dans un département opérationnel sont autant d'initiatives locales qui, en l'absence de cadre global, peuvent fonctionner de manière autonome et produire des résultats tangibles.

Cependant, cette autonomie montre rapidement ses limites dès lors que l'environnement se complexifie. À mesure que les usages se multiplient, que les exigences réglementaires se renforcent ou que les chaînes de valeur deviennent interconnectées, les initiatives isolées peinent à tenir leurs promesses à l'échelle.

Dans certains secteurs, cette limite est atteinte très tôt. L'exemple d'HSBC illustre cette réalité : face aux exigences de conformité internationale, l'institution financière a dû abandonner la gestion autonome des données par ses différentes entités pour adopter une approche centralisée, seule capable d'assurer une cohérence élevée dans l'application des réglementations.

Les redondances sont souvent le premier symptôme. Deux directions peuvent construire des dictionnaires différents pour des entités partiellement communes (clients, produits, établissements), avec des règles de gestion, des formats ou des périmètres d'application non alignés. Cette situation engendre à terme des contradictions dans les rapports, dans les traitements automatisés ou dans les analyses. Le recours croissant à des outils de visualisation ou d'IA rend ces écarts plus visibles et plus coûteux.

La qualité et la traçabilité des données, également, deviennent problématiques dès lors que les usages se croisent. Une initiative locale peut définir ses propres règles de validation, mais si ces données sont utilisées pour alimenter des reportings réglementaires ou des analyses multi-sources, l'absence d'alignement crée un risque difficile à corriger en aval.

Enfin, l'autonomie locale limite les effets d'échelle. Chaque dispositif doit porter seul ses efforts de structuration, de maintenance et d'interopérabilité. Des opportunités de mutualisation sont perdues, des coûts sont décuplés, et la donnée peine à devenir un levier stratégique partagé.

Ces constats ne remettent pas en cause la valeur des initiatives locales. Ils indiquent simplement que certains contextes - réglementaires, critiques ou interconnectés - appellent à dépasser l'autonomie, non pour la nier, mais pour l'articuler dans une gouvernance capable de porter la complexité collective.

3. Quand et pourquoi faire évoluer une initiative locale vers une gouvernance plus large ?

La gouvernance locale devient insuffisante lorsqu'elle entre en tension avec les exigences de cohérence, de transparence ou de performance à l'échelle de l'organisation. Ce basculement ne relève pas d'un principe général, mais de contextes précis, identifiables à partir de certains signes.

La première situation concerne la généralisation des usages. Une initiative née dans un service - dictionnaire, indicateur, référentiel - peut s'élargir à d'autres directions ou processus. Dès lors que l'usage dépasse le périmètre initial, la gouvernance ne peut plus rester strictement locale. Elle doit être consolidée, harmonisée, parfois même révisée, pour rester pertinente dans des environnements plus hétérogènes.

La seconde situation résulte d'une exposition accrue aux exigences réglementaires. Ce qui relevait d'un choix métier ou d'un besoin opérationnel devient un impératif normatif. La traçabilité des données, leur cycle de vie, la justification des transformations, ou leur protection deviennent critiques, non pas parce qu'elles le sont en soi, mais parce qu'un audit, une déclaration ou une autorité de contrôle peut en exiger la preuve.

Le passage à l'échelle technique constitue également un facteur clé. Lorsque les données sont intégrées à des plateformes mutualisées, à des chaînes d'IA ou à des dispositifs d'analyse transverses, les initiatives isolées peuvent devenir des points de fragilité. Une règle de gestion locale, un format non standard, une absence de contrôle automatisé peut compromettre l'intégrité d'un traitement collectif ou introduire des biais dans les résultats.

Enfin, la dépendance croissante à la donnée comme levier de transformation constitue un déclencheur moins immédiat, mais tout aussi structurant. L'expérience du secteur du commerce électronique est révélatrice : les entreprises qui relient leurs pratiques de gouvernance aux objectifs de personnalisation client transforment leurs données en levier direct de fidélisation, là où une approche purement technique resterait cantonnée à la conformité sans créer de valeur stratégique.

Ces situations de bascule n'impliquent pas nécessairement une centralisation. Elles invitent à reconnaître qu'une initiative autonome ne peut pas rester isolée au-delà d'un certain point, sauf à introduire des risques ou à passer à côté d'un potentiel collectif. L'enjeu est alors de définir les formes d'articulation possibles - entre l'initiative locale et un cadre commun - pour renforcer l'ensemble sans affaiblir les dynamiques locales.

4. Intégrer sans centraliser : modalités d'articulation

L'intégration d'une initiative locale dans une gouvernance plus large ne signifie ni absorption, ni recentralisation. Elle suppose au contraire de construire des mécanismes d'articulation intelligents, capables de maintenir l'autonomie là où elle est pertinente, tout en garantissant la cohérence, la réutilisabilité et la confiance à l'échelle de l'organisation.

Cette articulation doit d'abord s'adapter au type d'initiative concernée. Les besoins ne sont pas les mêmes selon qu'il s'agit d'une démarche opérationnelle quotidienne, d'un projet tactique spécifique ou d'une transformation stratégique. L'expérience de Procter & Gamble illustre cette nuance : l'entreprise utilise un modèle fédéré pour ses initiatives tactiques, permettant à chaque division de s'adapter aux spécificités locales tout en maintenant des standards de gouvernance globaux. Cette approche équilibre la réactivité métier et la cohérence d'ensemble.

La première modalité repose sur la définition de règles communes, indépendantes des outils ou des périmètres. Il peut s'agir d'un vocabulaire partagé, de principes d'identification des entités (client, contrat, produit), de standards de qualité ou de formats de documentation. Ces éléments n'imposent pas une manière unique de gouverner les données, mais créent un socle de compatibilité entre les pratiques.

La seconde modalité tient à l'interopérabilité des rôles. Une initiative locale peut conserver son autonomie décisionnelle, à condition d'assumer des rôles reconnus dans la chaîne de gouvernance globale. Un responsable local peut devenir référent d'un domaine, ou participer à une instance transverse. L'objectif n'est pas de répartir le pouvoir, mais de structurer la circulation de la responsabilité.

Les outils de structuration constituent une troisième modalité. Il ne s'agit pas d'imposer une plateforme unique, mais de garantir la capacité à documenter, qualifier, tracer, et exposer les données selon des modalités convergentes. Un dictionnaire local peut rester autonome dans sa mise à jour, tout en étant exposé dans un catalogue partagé ; un pipeline métier peut être conservé tel quel, à condition d'en tracer l'origine et les règles.

L'articulation suppose aussi une progressivité assumée. Il est rarement réaliste - ni utile - d'unifier d'emblée toutes les pratiques. L'intégration peut suivre un rythme différencié selon les zones de risque, les synergies attendues ou les priorités stratégiques. Certaines initiatives resteront locales plus longtemps ; d'autres deviendront pilotes de convergence.

La clé de cette approche réside dans sa capacité à créer une gouvernance véritablement intégrée, où les actions opérationnelles quotidiennes contribuent directement aux objectifs stratégiques de l'entreprise. Plutôt que de juxtaposer des niveaux techniques et des ambitions stratégiques, cette gouvernance intégrée établit une chaîne de valeur continue : les besoins stratégiques se déclinent en politiques de gouvernance, qui se traduisent en procédures adaptées, qui s'incarnent dans des processus opérationnels alignés.

Enfin, l'articulation réussie repose sur une reconnaissance mutuelle des formes de valeur : la valeur d'une initiative locale ne se mesure pas uniquement à sa conformité au modèle cible, mais à sa capacité à produire de la qualité, de la transparence ou de la robustesse dans son contexte. Et inversement, la gouvernance globale ne vaut que si elle est capable d'amplifier cette valeur, et non de l'étouffer.

Intégrer, dans cette perspective, ce n'est pas imposer une forme unique. C'est organiser les conditions pour que les différentes formes de gouvernance - locale, sectorielle, centrale - puissent coexister, interagir, se renforcer mutuellement.

Conclusion

Les initiatives locales jouent un rôle fondamental dans la structuration de la gouvernance des données. Ce sont souvent elles qui, les premières, confrontent les organisations à la nécessité de décrire, de tracer, de qualifier et d'exploiter leurs données de manière fiable. Leur autonomie est précieuse : elle permet de répondre à des besoins concrets, d'expérimenter des solutions adaptées, et de démontrer, sur le terrain, la valeur d'une gestion maîtrisée de l'information.

Mais cette autonomie ne peut être indéfiniment reconduite sans articulation. À partir d'un certain niveau d'usage, de diffusion ou de dépendance, le maintien d'approches isolées fragilise la qualité des données, limite leur valorisation, et expose l'organisation à des risques ou à des pertes d'efficience. Intégrer ces initiatives dans un cadre commun devient alors une nécessité, non pour en effacer la singularité, mais pour en assurer la continuité, la compatibilité et la robustesse.

L'enjeu n'est pas de choisir entre gouvernance locale et gouvernance globale. Il est de reconnaître que ces deux formes ne s'opposent pas, mais s'articulent. Et que cette articulation ne repose ni sur une recentralisation autoritaire, ni sur une simple agrégation technique, mais sur la construction progressive d'une capacité collective à gouverner les données de manière cohérente, distribuée et orientée vers la valeur.

Cette articulation est d'autant plus critique que les organisations s'engagent dans des stratégies de transformation numérique, d'industrialisation de l'IA ou de valorisation transversale des données. C'est dans ces contextes qu'une gouvernance d'ensemble devient plus qu'un cadre : une infrastructure invisible, mais structurante, pour la confiance, la performance et l'innovation.

Bibliographie

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