Pourquoi beaucoup d’initiatives de gouvernance des données échouent ?

Malgré une reconnaissance croissante de la donnée comme actif stratégique, la majorité des initiatives de gouvernance échouent ou peinent à produire des résultats tangibles. Cet article examine les causes profondes de ces échecs, en identifiant trois niveaux critiques : les écueils conceptuels, les déconnexions organisationnelles et les obstacles opérationnels. Loin des discours technicistes ou purement normatifs, il propose une lecture intégrée et systémique du phénomène, illustrée par des cas documentés d'échecs majeurs dans le secteur financier. Il montre que les difficultés rencontrées tiennent moins à un déficit de volonté qu'à une conception erronée du rôle et de la portée de la gouvernance dans les dynamiques réelles de l'organisation.

GOUVERNANCE DES DONNÉES

Charles Ngando Black

8/20/202516 min temps de lecture

stack of jigsaw puzzle pieces
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Introduction

La donnée est aujourd'hui unanimement reconnue comme un actif stratégique pour les organisations. Face à cette prise de conscience, les initiatives de gouvernance des données se sont multipliées ces dernières années, portées par une promesse séduisante : structurer, fiabiliser et valoriser le patrimoine informationnel de l'entreprise. Pourtant, le constat est sans appel : selon les études récentes, 60 à 80 % de ces programmes n'atteignent pas leurs objectifs ou sont abandonnés en cours de route.

Ce paradoxe interroge. Comment expliquer qu'un domaine considéré comme crucial par la quasi-totalité des dirigeants connaisse un taux d'échec aussi élevé ? La réponse ne tient pas à une simple question de complexité technique ou de ressources insuffisantes. Elle réside dans une conception souvent trop étroite, désincarnée et technicisée de ce que devrait être la gouvernance des données.

Car gouverner les données ne se réduit pas à leur gestion opérationnelle ou à la mise en place d'outils spécialisés. Il s'agit d'une fonction transversale et structurante qui doit soutenir l'ensemble des modes d'action de l'organisation : le pilotage stratégique, la prise de décision éclairée, la conduite efficace des projets, la maîtrise des risques et le contrôle de l'exécution opérationnelle. C'est précisément cette portée multidimensionnelle qui est souvent sous-estimée ou mal appréhendée.

L'hypothèse que nous défendrons dans cet article est que ces échecs découlent principalement d'une déconnexion entre les initiatives de gouvernance et les leviers d'action réels de l'organisation. Trop souvent, la gouvernance des données se retrouve isolée dans une bulle technique ou méthodologique, sans ancrage dans les processus décisionnels et opérationnels qui font la vie quotidienne de l'entreprise.

Pour comprendre ce phénomène et identifier des voies de réussite, nous examinerons successivement trois strates interdépendantes d'échec : les écueils conceptuels, les déconnexions organisationnelles, et enfin les obstacles opérationnels.

1. Les écueils conceptuels : une gouvernance qui perd sa raison d'être

Les échecs des initiatives de gouvernance des données prennent souvent racine dans une conception fondamentalement erronée de ce que devrait être cette gouvernance. Au lieu d'être un levier de transformation et de création de valeur, elle se trouve réduite à un exercice formel déconnecté des réalités de l'organisation.

L'illusion des frameworks sans ancrage contextuel

L'un des premiers écueils conceptuels réside dans l'adoption mécanique de cadres méthodologiques standardisés sans véritable adaptation au contexte spécifique de l'organisation. Face à la complexité apparente de la gouvernance des données, de nombreuses entreprises se tournent naturellement vers des référentiels établis comme ISO 38505, DAMA-DMBOK ou DCAM, espérant y trouver une feuille de route clé en main.

Cette approche présente un attrait évident : elle offre une structure préconçue, des bonnes pratiques reconnues et la légitimité associée à des standards internationaux. Cependant, elle conduit souvent à une transposition mécanique de principes génériques qui ne prennent pas en compte les spécificités sectorielles, la maturité numérique, la culture organisationnelle ou les enjeux stratégiques propres à chaque entreprise.

La gouvernance se trouve ainsi réduite à un exercice de conformité, où le respect formel du cadre méthodologique devient plus important que les résultats concrets. Les équipes s'épuisent à cocher des cases et à remplir des matrices, sans que cela ne modifie fondamentalement la façon dont les données sont utilisées au quotidien pour créer de la valeur. Le framework devient alors une fin en soi plutôt qu'un moyen, détournant l'attention et les ressources des véritables enjeux de transformation.

Une focalisation sur les livrables plutôt que sur les fonctions

Le deuxième écueil conceptuel majeur est la tendance à privilégier la production de livrables formels au détriment des fonctions réelles que devrait remplir la gouvernance des données. De nombreux programmes s'engagent dans la création méticuleuse de chartes de données, la définition exhaustive de rôles et responsabilités, l'élaboration de glossaires d'entreprise ou la documentation de politiques de gestion des données.

Ces livrables, bien que nécessaires, sont trop souvent déconnectés des circuits décisionnels de l'organisation. La charte de données reste un document consultable sur l'intranet mais rarement intégrée aux processus de prise de décision. Les rôles définis ne s'accompagnent pas de responsabilités effectives ni de moyens d'action. Les glossaires métier, malgré leur utilité théorique, ne sont pas systématiquement utilisés dans les projets ou les analyses.

Cette focalisation sur la forme plutôt que sur la fonction entraîne une gouvernance « de papier », qui existe principalement dans les documents mais peine à s'incarner dans les pratiques quotidiennes. Les équipes peuvent avoir l'impression d'avoir accompli leur mission en livrant ces artefacts, alors même que leur impact sur la qualité des projets, la pertinence des décisions ou la maîtrise des risques reste minimal.

L'autoréférentialité : quand la gouvernance devient sa propre fin

Un troisième écueil, plus insidieux, concerne la tendance de certaines initiatives à devenir autoréférentielles. Au lieu de se concentrer sur leur contribution aux objectifs métier, elles développent leur propre logique interne, leurs propres métriques de succès, et finissent par évoluer en circuit fermé.

Cette autoréférentialité se manifeste par la création d'indicateurs de performance qui mesurent l'activité de gouvernance plutôt que son impact : nombre de définitions créées, taux de participation aux formations, pourcentage de complétude des métadonnées, etc. Ces métriques, bien que techniquement correctes, ne disent rien de l'amélioration réelle de la prise de décision, de l'efficacité des projets ou de la maîtrise des risques.

Les organisations tombent ainsi dans le piège d'une gouvernance symbolique qui, faute d'être intégrée aux processus concrets de création de valeur, finit par être perçue comme une couche administrative supplémentaire plutôt que comme un levier de performance. Cette déconnexion entre les livrables formels et les besoins réels de l'organisation constitue l'une des causes fondamentales de l'échec des initiatives de gouvernance des données.

Cette conception erronée transforme la gouvernance en un exercice autoréférentiel qui s'éloigne progressivement de sa mission première : améliorer la façon dont l'organisation utilise ses données pour agir, décider et se transformer. Pour être véritablement efficace, la gouvernance doit dépasser ces écueils conceptuels et s'ancrer fermement dans les dynamiques organisationnelles réelles.

2. La déconnexion organisationnelle

Après avoir exploré les écueils conceptuels, il est essentiel d'examiner comment les initiatives de gouvernance des données échouent souvent en raison d'une profonde déconnexion avec les réalités organisationnelles qu'elles sont censées servir.

Gouverner sans comprendre les réalités opérationnelles

La première manifestation de cette déconnexion est la méconnaissance des usages concrets et quotidiens des données au sein des métiers. Les programmes de gouvernance sont fréquemment conçus et déployés par des équipes spécialisées -- data office, DSI, consultants externes -- qui, malgré leurs compétences techniques, peuvent avoir une compréhension limitée des pratiques terrain et des besoins réels des utilisateurs.

Cette distance conduit à l'élaboration de règles, de procédures et de standards qui apparaissent déconnectés, voire contradictoires, avec les impératifs opérationnels. Des exigences strictes de qualité des données peuvent être imposées sans tenir compte des contraintes de temps des équipes commerciales ou des outils limités à disposition des collaborateurs. Ces règles, perçues comme inapplicables ou entravant l'efficacité, sont alors contournées ou ignorées.

Cette situation révèle l'absence d'un véritable dialogue entre les experts de la donnée et les praticiens métier. Les premiers parlent le langage technique des modèles de données, des référentiels et des métadonnées, quand les seconds s'expriment en termes d'objectifs business, de contraintes opérationnelles et de besoins fonctionnels. Sans traduction et médiation entre ces deux mondes, la gouvernance reste un concept abstrait pour ceux qui devraient en être les principaux bénéficiaires.

L'absence d'alignement sur les leviers de valeur stratégiques

Un deuxième facteur de déconnexion réside dans la difficulté à articuler la gouvernance des données avec les priorités stratégiques de l'organisation. Trop souvent, les initiatives de gouvernance sont lancées comme des programmes autonomes, avec leurs propres objectifs et métriques, sans lien explicite avec les grandes orientations de l'entreprise.

Cette non-articulation se manifeste par l'incapacité à démontrer comment la gouvernance contribue directement à l'atteinte des objectifs stratégiques, qu'il s'agisse d'améliorer l'expérience client, d'optimiser les processus opérationnels, de réduire les risques ou de développer de nouveaux marchés. Faute de cette connexion claire, la gouvernance est perçue comme une activité périphérique plutôt que comme un pilier central de la stratégie d'entreprise.

Les dirigeants et managers, confrontés à des priorités multiples et des ressources limitées, accordent alors naturellement moins d'attention et moins de moyens à ces initiatives dont la valeur ajoutée reste abstraite ou difficile à quantifier. La gouvernance devient ainsi un sujet technique relégué aux spécialistes, au lieu d'être intégrée comme une dimension essentielle de la conduite de l'organisation.

L'échec à développer de véritables capacités organisationnelles

Le troisième aspect de cette déconnexion concerne l'incapacité de nombreuses initiatives à créer des capacités durables au sein de l'organisation. Au-delà des frameworks, qu'ils soient généraux comme le DAMA DMBOK ou fonctionnels comme celui du DGI (Data Governance Institute), la gouvernance des données devrait transformer concrètement la façon dont l'entreprise anticipe, décide et pilote ses activités.

Or, on constate fréquemment que les programmes de gouvernance n'entraînent aucun changement tangible dans ces domaines. Les décisions continuent d'être prises sur la base d'intuitions ou de données partielles, les projets souffrent toujours d'incohérences informationnelles, et la maîtrise des risques liés aux données reste fragile.

Cette situation s'explique par un manque d'investissement dans les trois piliers essentiels au développement des capacités :

  • L'outillage : absence ou inadéquation des technologies permettant d'appliquer concrètement les principes de gouvernance

  • Les compétences : formation insuffisante des collaborateurs à tous les niveaux de l'organisation

  • Le soutien méthodologique : manque d'accompagnement pratique dans l'intégration des principes de gouvernance aux activités quotidiennes

Sans ces éléments, même les meilleures intentions de gouvernance restent lettre morte, incapables de transformer réellement les pratiques et de créer une culture de la donnée ancrée dans l'ADN de l'organisation.

Cette triple déconnexion -- des réalités opérationnelles, des priorités stratégiques et du développement des capacités -- explique pourquoi tant d'initiatives de gouvernance, malgré des débuts prometteurs, finissent par s'essouffler sans avoir produit les transformations espérées.

3. Les obstacles opérationnels classiques

Au-delà des écueils conceptuels et de la déconnexion organisationnelle, les initiatives de gouvernance des données se heurtent à des obstacles opérationnels concrets qui entravent leur mise en œuvre efficace. Ces défis, bien que plus techniques et tangibles, sont tout aussi déterminants dans l'échec des programmes de gouvernance.

La fragmentation organisationnelle et les silos

L'un des obstacles les plus persistants réside dans la structure même des organisations modernes, souvent caractérisées par une forte spécialisation fonctionnelle et une segmentation en départements distincts. Cette fragmentation crée des silos informationnels où chaque entité développe ses propres pratiques, outils et référentiels de données.

Dans ce contexte, la gouvernance des données se heurte à des territoires établis, des processus divergents et des systèmes hétérogènes. Les définitions métier varient d'un département à l'autre -- le "client" n'a pas la même signification pour les équipes commerciales, marketing ou service après-vente. Les données sont dupliquées, transformées et enrichies différemment selon les besoins spécifiques de chaque équipe.

Les tentatives d'harmonisation se heurtent alors à des résistances multiples : crainte de perte d'autonomie, défense des pratiques existantes, ou simplement inertie liée à l'habitude. Le manque de collaboration transversale qui en résulte constitue un frein majeur à l'établissement d'une gouvernance cohérente et partagée.

La qualité insuffisante des données préexistantes

Un deuxième obstacle opérationnel majeur concerne l'état des données déjà présentes dans les systèmes d'information. De nombreuses organisations lancent des initiatives de gouvernance alors qu'elles font face à un héritage de données problématiques : informations incomplètes, erreurs systémiques, doublons multiples, formats incohérents ou métadonnées manquantes.

Cette dette technique accumulée au fil des années représente un défi considérable. Les responsables de gouvernance se retrouvent confrontés à un dilemme : faut-il d'abord nettoyer l'existant avant d'établir de nouvelles règles, ou imposer de nouveaux standards tout en gérant progressivement l'héritage ?

Dans les deux cas, l'ampleur de la tâche est souvent sous-estimée, tant en termes de complexité que de ressources nécessaires. Les projets d'amélioration de la qualité des données s'étendent sur des durées bien plus longues que prévu, entraînant une perte de momentum et de crédibilité pour les initiatives de gouvernance.

Les contraintes de ressources

Le troisième obstacle opérationnel concerne les limitations en termes de budget, d'expertise et de temps. La gouvernance des données est fréquemment perçue comme un investissement dont le retour n'est ni immédiat ni facilement quantifiable, ce qui conduit à une allocation de ressources insuffisante.

Sur le plan financier, les organisations hésitent souvent à engager les fonds nécessaires pour acquérir des outils spécialisés, former leurs équipes ou faire appel à l'expertise externe requise. En matière de compétences, le marché fait face à une pénurie de profils combinant la maîtrise technique des données avec la compréhension des enjeux business et les capacités de transformation organisationnelle.

Quant au facteur temps, il est régulièrement sous-évalué. La gouvernance des données exige un engagement soutenu sur le long terme, mais elle est souvent abordée comme un projet limité dans le temps. Les équipes se retrouvent alors en tension entre leurs responsabilités quotidiennes et les nouvelles exigences liées à la gouvernance, conduisant à un investissement minimal et discontinu.

La complexité des architectures technologiques

Enfin, la complexité croissante des architectures de données constitue un obstacle opérationnel majeur. Les écosystèmes technologiques modernes combinent solutions legacy, applications SaaS, data lakes, entrepôts de données et multiples outils d'analyse ou de visualisation.

Cette hétérogénéité technique complique considérablement la mise en place d'une gouvernance unifiée. Les flux de données traversent de multiples systèmes, chacun avec ses propres mécanismes de stockage, formats et règles d'accès. Les métadonnées sont dispersées ou inexistantes, rendant difficile l'établissement d'une vision d'ensemble du patrimoine informationnel.

Les outils de gouvernance eux-mêmes peinent parfois à s'intégrer harmonieusement dans ces architectures complexes. Les fonctionnalités de traçabilité, de gestion des métadonnées ou de contrôle qualité se retrouvent fragmentées entre différentes solutions, créant des zones d'ombre où la gouvernance ne peut s'exercer pleinement.

4. Cas d'école : Les échecs retentissants de la gouvernance des données

Pour illustrer concrètement les mécanismes d'échec analysés précédemment, examinons deux cas documentés qui révèlent l'ampleur des conséquences lorsque la gouvernance des données fait défaut.

Wells Fargo : Quand l'absence de gouvernance conduit au scandale financier

Le scandale Wells Fargo constitue l'un des exemples les plus spectaculaires de défaillance de gouvernance des données dans le secteur financier. Entre 2002 et 2016, la banque a créé plus de 1,5 million de comptes bancaires et 565 000 comptes de cartes de crédit frauduleux au nom de clients existants, sans leur autorisation ni connaissance.

Cette pratique systémique a conduit à un règlement de 3 milliards de dollars avec le ministère de la Justice et la Securities and Exchange Commission en 2020, l'une des amendes les plus importantes de l'administration Trump. Le scandale a également provoqué la démission du PDG John Stumpf et une enquête approfondie du modèle économique de la banque.

L'analyse des causes révèle une défaillance totale de la gouvernance des données à plusieurs niveaux :

Déconnexion des objectifs métier : La banque avait mis en place des objectifs de vente agressifs et irréalistes, symbolisés par le slogan "eight is great" - visant huit comptes Wells Fargo par client. Les responsables senior de la Community Bank ont refusé de modifier le modèle de ventes malgré les signalements répétés de pratiques illégales.

Absence de contrôles effectifs : Dès 2004, un enquêteur interne qualifiait le problème de "fléau grandissant". L'année suivante, un autre enquêteur affirmait que le problème "spiralait hors de contrôle". Malgré ces alertes précoces, aucun mécanisme de gouvernance n'a permis de stopper ces pratiques pendant près de 15 ans.

Falsification systémique des données : Wells Fargo a reconnu avoir collecté des millions de dollars de frais alors que ses employés falsifiaient des documents, forgeaient des signatures et utilisaient abusivement les informations personnelles des clients pour ouvrir de faux comptes.

Culture organisationnelle défaillante : Les employés décrivaient une pression intense, avec des attentes de ventes pouvant atteindre 20 produits par jour. D'autres relataient des pleurs fréquents, des niveaux de stress conduisant à des vomissements et de graves crises de panique.

Les conséquences de cette défaillance de gouvernance dépassent largement les aspects financiers. La Réserve fédérale a pris la mesure extraordinaire de plafonner la taille des actifs de Wells Fargo, une restriction qui demeure en place. Au-delà des 2,3 milliards de dollars de règlements déjà payés, environ 85 000 des comptes ouverts ont encouru des frais, totalisant 2 millions de dollars, et les scores de crédit des clients ont probablement été affectés.

Citigroup : L'héritage empoisonné d'une gouvernance fragmentée

Citigroup offre un second exemple paradigmatique des conséquences d'une gouvernance des données défaillante. Le géant bancaire américain a été impliqué dans une série de défaillances de conformité remontant à 2013, résultant en plus de 1,5 milliard de dollars d'amendes payées aux régulateurs américains pour des lacunes en matière de gestion des risques.

En 2020, la Réserve fédérale et l'Office of the Comptroller of the Currency (OCC) ont infligé à Citigroup une amende de 400 millions de dollars pour des déficiences en matière de conformité et de gouvernance des données, marquant un tournant pour la banque.

La racine du problème réside dans une architecture organisationnelle et technologique fondamentalement fragmentée :

Selon la PDG Jane Fraser, le problème central réside dans une technologie obsolète et fragmentée, résultat de décennies de sous-investissement. La structure organisationnelle de Citigroup, couplée à de multiples acquisitions, a créé un "méli-mélo" de systèmes technologiques.

L'organisation en silos a empêché la création d'économies d'échelle, avec une culture où de nombreux groupes étaient autorisés à résoudre le même problème de différentes manières, créant des plateformes technologiques fragmentées et des processus manuels.

Le directeur financier Mark Mason révèle que la banque doit générer 11 000 rapports réglementaires mondiaux, certains nécessitant jusqu'à 750 000 lignes de données. Malgré ce volume, Citigroup se concentre actuellement sur la correction de seulement 15 à 30 rapports requis par les régulateurs américains.

Les problèmes technologiques et de gouvernance des données affectent directement les activités commerciales. Dans la division de gestion de patrimoine de Citigroup, il faut en moyenne neuf jours pour ouvrir un nouveau compte, contre une norme industrielle de seulement trois jours.

Depuis 2021, Citigroup a dépensé plus de 7,4 milliards de dollars pour réviser sa technologie. Pourtant, ces investissements n'ont pas suffi à résoudre des problèmes profondément enracinés. Ce cas illustre parfaitement comment l'absence d'une gouvernance des données cohérente et intégrée peut compromettre durablement la performance opérationnelle et réglementaire d'une organisation.

Ces deux cas révèlent que les échecs de gouvernance des données ne sont pas de simples dysfonctionnements techniques, mais des défaillances systémiques qui touchent au cœur même du fonctionnement organisationnel. Ils confirment l'analyse théorique développée dans les sections précédentes : sans ancrage dans les réalités opérationnelles, sans alignement sur les objectifs stratégiques, et sans développement de véritables capacités organisationnelles, la gouvernance des données reste une coquille vide, incapable de prévenir les dérives les plus coûteuses.

Ces obstacles opérationnels, combinés aux écueils conceptuels et à la déconnexion organisationnelle évoqués précédemment, expliquent pourquoi tant d'initiatives de gouvernance des données échouent à transformer durablement les pratiques. Pour être efficace, une approche de gouvernance doit non seulement reposer sur une conception juste de sa mission, mais aussi prévoir des stratégies concrètes pour surmonter ces défis pratiques.

Conclusion

Les échecs des initiatives de gouvernance des données ne sont pas anecdotiques : ils traduisent une faille profonde dans la manière dont les organisations conçoivent, positionnent et mettent en œuvre cette fonction. Trois niveaux d'analyse permettent de structurer le diagnostic : des conceptions erronées, une intégration organisationnelle insuffisante, et des blocages opérationnels non anticipés.

L'analyse révèle des patterns récurrents d'échec qui transcendent les secteurs et les tailles d'organisation. Les cas de Wells Fargo et Citigroup illustrent dramatiquement les conséquences d'une gouvernance des données défaillante : 4,5 milliards de dollars d'amendes combinées, des années de supervision réglementaire renforcée, une érosion massive de la confiance des parties prenantes, et des impacts opérationnels durables.

Le paradoxe est frappant : plus les organisations investissent dans des approches sophistiquées et méthodologiquement irréprochables, plus elles risquent de s'éloigner de leurs objectifs initiaux. La gouvernance échoue lorsqu'elle est pensée comme une couche additionnelle, au lieu d'être construite comme une infrastructure invisible mais essentielle de l'action collective. Réduite à un ensemble de livrables, de rôles ou de règles, elle passe à côté de sa véritable mission : soutenir l'organisation dans ce qu'elle fait, dans ce qu'elle décide, et dans ce qu'elle engage vis-à-vis de ses parties prenantes.

Ces enseignements suggèrent qu'une approche radicalement différente est nécessaire. Plutôt que de partir des frameworks pour aller vers les usages, il faut partir des besoins concrets pour construire une gouvernance sur mesure. Plutôt que de produire des livrables pour valider une méthode, il faut développer des capacités pour transformer les pratiques. Plutôt que de gouverner les données comme des objets techniques, il faut les considérer comme des leviers d'action collective.

Le constat d'échec n'est pas une fatalité. Il est l'occasion d'un recentrage conceptuel et d'une exigence méthodologique renouvelée. Encore faut-il reconnaître que ce ne sont pas seulement les pratiques qui doivent changer, mais le cadre même dans lequel nous pensons la gouvernance des données.

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